Rhinocéros est la pièce la plus riche de Ionesco. Elle ne perd rien de l'esprit d'innovation, de provocation, des premières pièces. Comme elles, celle-ci mélange les genres et les tons, le comique et le tragique. Mais l'innovation principale qui s'introduit ici est la réflexion sur l'Histoire, à travers le mythe. La pièce est une condamnation de toute dictature (en 1958, on pense au stalinisme). Ionesco condamne autant le fascisme que le communisme. C'est donc une pièce engagée : «Je ne capitule pas», s'écrie le héros.
Le rhinocéros incarne le fanatisme qui «défigure les gens, les déshumanise». On sent l'influence de La Métamorphose de Kafka. Dans une petite ville, un rhinocéros fait irruption. Par rapport à lui, les personnages prennent diverses attitudes. Certains se transforment en rhinocéros ; un troupeau défile. Seul Bérenger résiste à la marée des bêtes féroces, symboles du totalitarisme.
«Le tambour:Quand j'ai dîné, il y a des fois que je sens une espèce de démangeaison ici. Ça me chatouille, ou plutôt ça me grattouille.Knock:Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous grattouille?Le tambour:Ça me grattouille. Mais ça me chatouille bien un peu aussi...Knock:Est-ce que ça ne vous grattouille pas davantage quand vous avez mangé de la tête de veau à la vinaigrette?Le tambour:Je n'en mange jamais. Mais il me semble que si j'en mangeais, effectivement, ça me grattouillerait plus.»
SOLANGEHurlez si vous voulez ! Poussez même votre dernier cri, Madame ! (Elle pousse Claire qui reste accroupie dans un coin.) Enfin ! Madame est morte ! étendue sur le linoléum... étranglée par les gants de la vaisselle. Madame peut rester assise ! Madame peut m'appeler mademoiselle Solange. Justement. C'est à cause de ce que j'ai fait. Madame et Monsieur m'appelleront mademoiselle Solange Lemercier... Madame aurait dû enlever cette robe noire, c'est grotesque. (Elle imite la voix de Madame.) M'en voici réduite à porter le deuil de ma bonne. À la sortie du cimetière, tous les domestiques du quartier défilaient devant moi comme si j'eusse été de la famille. J'ai souvent prétendu qu'elle faisait partie de la famille. La morte aura poussé jusqu'au bout la plaisanterie. Oh ! Madame... je suis l'égale de Madame et je marche la tête haute...
Pour expliquer le succès du Roi se meurt, on a dit que c'est un classique. Il montre l'homme ramené à sa condition fondamentale. Donc à l'angoisse devant la mort. Cet homme qui parle avec les accents du roi Lear est néanmoins notre contemporain. Il est tellement notre contemporain que son histoire - une existence qui a oublié ses limites - reflète exactement la célèbre «crise de la mort» qui secoue l'Europe de l'après-guerre. Le Roi se meurt n'est pourtant pas une pièce triste. D'abord, parce que l'humour n'y est pas absent. Ensuite, et surtout, parce que Ionesco propose les remèdes pour sortir de la crise. C'est également cela, une grande oeuvre classique : une leçon de dignité devant le destin.
Édition bilingue
Dans cette patrie de l'imaginaire qu'est la Grèce, dont les légendes onttant nourri notre inconscient, Phèdre, épouse de Thésée, est tombée amoureuse d'Hippolyte, son beau-fils. Prise entre sa passion et son devoir, transie d'amour et dévorée de culpabilité, elle erre dans le palais royal, cherchant l'amour d'Hippolyte autant qu'elle le fuit. Pour Freud, se heurter au tabou de l'inceste, c'est se condamner à mort:alors seulement le jour reprend sa pureté. Et Phèdre, la plus trouble des héroïnes de Racine, devra faire face aux conséquences de ses actes.Psychologie, mythe, récit épique, ici tout est violence. Le véritable monstre ne sort pas des flots:il est enfermé dans l'héroïne.
Tout le monde la connaît. Peu peuvent l'expliquer. C'est ce que fait à merveille Emmanuel Jacquart, éditeur du Théâtre de Ionesco dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il commence par retracer l'historique, la genèse de la pièce, à partir de L'anglais sans peine de la méthode Assimil. Les répliques se sont naturellement assemblées, et l'ensemble a produit ce que l'auteur appelle une «anti-pièce», une vraie parodie de pièce, sans ambition idéologique particulière.
Dans cet illustre chef-d'oeuvre, l'esprit de dérision prend le contre-pied de la tradition. Une série de sketches désopilants jusqu'au dénouement tonitruant et digne des surréalistes, telle est la pièce dont nous étudions les secrets en la replaçant dans la tradition de l'antitradition, de la modernité en évolution.
Une nouvelle guerre, quand la précédente s'achève à peine, et qu'on a juré qu'elle serait la dernière ? Et que la prochaine s'annonce perdue d'avance ? Deux heures pour faire défiler le personnel de l'Iliade, plus près de la tragédie que de l'opérette. La tribu royale, assemblage de belle-mère, de belles-soeurs et de beau-père, est bouleversée par l'arrivée d'une bru un peu trop voyante : la belle Hélène remise en scène en femme fatale. La guerre de Troie n'aura pas lieu, créée par Louis Jouvet à la fin de l'année 1935, d'abord brûlante de l'actualité d'avant-guerre, s'est révélée intemporelle. La plus célèbre pièce de Jean Giraudoux a été traduite de pays en pays et reprise de guerre en guerre et de siècle en siècle. La guerre est-elle fatale ? Deux heures d'angoisse éclairées par l'humour, politesse du désespoir.
Dorante s'est épris d'Araminte, une jeune veuve, belle et riche, qu'il rêve d'épouser. Afin de l'approcher, il se fait introduire chez elle en qualité d'intendant, avec la complicité de son ancien valet. Mais, comment Araminte pourrait-elle être séduite par ce jeune homme si peu fortuné, elle que Madame Argante, sa mère, souhaite marier au comte Dorimont ? Et pourtant... En montant contre elle un complot impitoyable, qui mêle émotion, comique, critique sociale et «fausses confidences», Marivaux permet à son héroïne d'accéder à toutes les gradations du coeur, et d'exercer son droit au bonheur.
Au départ, la situation n'a rien que de très naturel. Un professeur accueille sa jeune élève pour des cours particuliers. Elle apprend ce qu'on lui enseigne. Le professeur est obséquieux et son élève espiègle : c'est dans l'ordre des choses. Pourtant, très rapidement, cette mécanique familière se détraque et s'emballe.Frustré par les lacunes de son élève, le professeur se fait de plus en plus exigeant. Des présentations galantes, on passe à l'arithmétique, à la linguistique, puis à l'hypnose. La leçon tourne à la leçon de choses. Peu à peu, l'élève abrutie devient femme-objet, et la mécanique poursuit encore et toujours son accélération.Parodie de l'apprentissage répétitif, cette Leçon sous tension est aussi la satire de toute relation d'autorité. Loin d'être l'instrument de la connaissance, le langage s'y révèle l'alibi d'un pouvoir absurde et pervers, d'un engrenage pulsionnel qui tourne à vide, guettant sa prochaine proie.
Une comédie étonnante, parce qu'elle est un curieux assemblage d'éléments divers. Ce fut d'abord un spectacle de cour : la danse, la musique (de Lully) contribuent aux divertissements royaux. C'est presque un livret d'opéra. Il y faut aussi de la galanterie : d'où les thèmes de l'amour et du mariage. Quant au bourgeois vaniteux, il suscite la moquerie, mais montre aussi la promotion d'une catégorie sociale, maîtresse de l'économie. À la fin, Molière fait danser tout le monde, en transformant la réalité en un univers de fantaisie.
Florian Zeller est considéré par The Guardian, quotidien britannique de premier plan à l'international, comme «l'auteur de théâtre le plus passionnant de notre époque». Ses pièces sont jouées dans plus de quarante pays et ont reçu de nombreux prix en France et à l'étranger. Notamment, en 2019, il reçoit le prix SACD pour l'ensemble de son oeuvre.
Tandis que les orages d'été se succèdent au-dessus d'une petite ville de Russie dominant la Volga, Katerina, déçue par son mariage, s'éprend de Boris, tandis que son époux est en voyage. Hantée par la conscience du péché et la peur de l'enfer, il lui faut affronter, dans cette ville où règnent conservatisme et bien-pensance, le poids de sa duplicité et la cruauté de son entourage. Le ciel se fait de plus en plus menaçant, l'orage gronde, comme si une colère divine allait s'abattre sur elle...Écrit et joué en 1859, ce drame, «rayon de lumière dans le royaume des ténèbres» selon certains critiques de l'époque, est l'une des pièces, qui ont fait de son auteur le plus éminent représentant, en Russie, du théâtre de moeurs, et qui inspira à Janacek, en 1921, son célèbre opéra, Katia Kabanova.
«Tout s'est éteint, flambeaux et musique de fête. Rien que la nuit et nous ! Félicité parfaite ! Dis, ne le crois-tu pas ? Sur nous, tout en dormant, La nature à demi veille amoureusement. La lune est seule aux cieux, qui comme nous repose, Et respire avec nous l'air embaumé de rose ! Regarde : plus de feux, plus de bruit. Tout se tait. La lune tout à l'heure à l'horizon montait, Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble Et ta voix, toutes deux m'allaient au coeur ensemble ; Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant ! Et j'aurais bien voulu mourir en ce moment.» (Acte V, scène 3)
Deux jeunes seigneurs comptent épouser la fille et la nièce du bourgeois Gorgibus. Mais ces dernières, Cathos et Magdelon, les traitent avec mépris, leur reprochant de ne connaître ni la galanterie romanesque ni même La Carte de Tendre. Les jeunes hommes décident alors de donner une bonne leçon à ces précieuses, en leur envoyant leurs domestiques déguisés, l'un en baron, l'autre en vicomte. Puisque ces deux jeunes filles se targuent de connaître les usages courtois sur le bout des doigts, sûrement n'auront-elles aucun mal à différencier un véritable gentilhomme d'un valet travesti...
Trois personnages se retrouvent en Enfer, en l'occurrence dans un salon Second Empire. Ils évoquent les circonstances de leur mort et avouent, bon gré mal gré, les crimes qui leur ont valu d'être damnés.
Garcin, un publiciste qui trompait scandaleusement sa femme, a été fusillé pour avoir déserté. Estelle, une jeune bourgeoise coupable d'avoir noyé son enfant, a succombé à une pneumonie. Inès, une employée des postes qui avait abandonné son mari, a été victime de sa compagne, qui l'a entraînée dans son suicide ; elle seule assume sans mauvais foi sa conduite passée. Tous trois se mettent à la torture à force de questions et souffrent de leurs désirs inassouvis : Inès poursuit Estelle de ses assiduités, Estelle tente d'aguicher Garcin, dont l'unique souci est de se réhabiliter aux yeux d'Inès. Quand, soudain, la porte du salon s'ouvre, aucun des trois ne cherche à s'échapper, comme s'ils choisissaient définitivement de ne pas être libres. Le mot de la fin reviendra à Garcin : « L'Enfer, c'est les Autres. » Les damnés n'auront pas d'autre solution que de « continuer ».
Insensés que nous sommes ! Nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l'autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ; pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu, le bonheur est une perle si rare dans cet océan d'ici-bas ! Tu nous l'avais donné, pêcheur céleste, tu l'avais tiré pour nous des profondeurs de l'abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet.
Dans Folioplus classiques, le texte intégral, enrichi d'une lecture d'image, écho pictural de l'oeuvre, est suivi de sa mise en perspective organisée en six points :
- Mouvement littéraire : Camus et l'absurde.
- Genre et registre : Sous le signe du théâtre.
- L'écrivain à sa table de travail : Écrire et récrire.
- Groupement de textes : Théâtre et complots.
- Chronologie : Albert Camus et son temps.
- Éléments pour une fiche de lecture.
Recommandé pour les classes de lycée.
Saint-Tropez l'hiver. Dans la mélancolie d'une villa inhabitée, Suzanna Andler hésite entre son mari et son amant. Transcendant les codes du théâtre de Boulevard, Marguerite Duras offre le portrait bouleversant d'une femme en quête d'une impossible émancipation. « C'est une femme cachée, cachée derrière sa classe, cachée derrière sa fortune, derrière tout le convenu des sentiments et des idées reçues... Elle ne pense rien, Suzanna Andler. Mais j'ai essayé de la lâcher, de lui redonner une liberté. » Marguerite Duras Avec quatre photographies en couleurs du film Suzanna Andler de Benoit Jacquot.
Dans la Grèce antique, Électre et Oreste tuaient leur mère Clytemnestre et son amant Égisthe pour venger leur père Agamemnon, roi d'Argos, que ce couple adultère avait assassiné. Ici, le roi est mort, croit-on, par accident. Électre va épouser un jardinier. Surviennent trois fillettes, les Euménides, qui grandissent à vue d'oeil, un mystérieux mendiant qui divague, et un étranger qui prend soudain la place du fiancé. Alors, seulement, Électre se met en chasse, cherche d'où vient la haine qui l'étouffe. Elle déterre des crimes oubliés, préférant la vérité à la paix : «À chaque époque surgissent des êtres purs qui ne veulent pas que [l]es grands crimes soient résorbés [...], quitte à user de moyens qui provoquent d'autres crimes et de nouveaux désastres. Électre est de ces êtres-là », disait d'elle Jean Giraudoux. Mise en scène par Louis Jouvet en 1937, sur fond de crise économique et politique en France, de guerre civile en Espagne et de montée des périls en Europe, cette «pièce policière» qui mêle l'humour au drame, inspirée tout autant par Euripide ou Sophocle que par Agatha Christie, est une grande tragédie politique moderne.
Le succès de ce drame vient d'abord de ce que Hugo s'incorpore toutes les ficelles, tout l'art du mélodrame romantique : contrastes violents, du style comme des personnages, métamorphoses brutales, coups de théâtre, triomphes et ruines, sainteté et meurtre. On n'oubliera pas non plus la tragédie politique. La dénonciation des ministres corrompus, que la monarchie de Juillet a inspirée, n'a rien perdu de son actualité : les ministres sont aussi «intègres» dans la vie que sur la scène.
H1 et H2 ont une discussion, franche et ouverte. C'est le dialogue de deux amis qui se connaissent de longue date, cultivent l'amitié et les souvenirs. Une conversation de bon aloi, si ce n'était cette goutte de venin qui dégrade rapidement l'atmosphère chaleureuse de leur tête-à-tête. C'est que l'un reproche à l'autre des paroles malheureuses, se sent blessé, remet en cause l'estime affectueuse qu'ils semblaient partager... Car H1 a dit, avant que la pièce commence : « C'est bien... ça... » Et ces quelques mots font l'effet d'une tornade...
La plus parfaite et la plus riche des comédies de Marivaux, où l'on trouve ses principaux thèmes.Deux fiancés, qui ne se connaissent pas encore, échangent leur rôle avec leurs domestiques. Ils se retrouvent et s'aiment malgré le changement de condition sociale. L'art exquis de la construction, toute en symétries et en quiproquos, le sourire au bord de la cruauté, le triomphe de l'amour, c'est le théâtre français dans toute sa grâce.
Au commencement, une farce:le Barbouillé, mari jaloux, ne peut faire tenir au logis sa femme volage, laquelle parvient par une feinte habile à retourner sur lui la faute. Molière, qui a conçu en province cette Jalousie du Barbouillé, en reprend bien des années plus tard le sujet pour réjouir Louis XIV et sa cour. Le Barbouillé, rebaptisé George Dandin, est devenu un riche paysan marié à une fille d'aristocrates pauvres:promesse d'un échange de mauvais procédés. La mal mariée ne rêve que de tromper son rustaud de mari; lequel ne parvint pas à détromper ses beaux-parents obtus sur la vertu de leur fille. Parce que Molière est tout comique, la déconfiture du mari suscite le rire; parce que Molière est aussi tout humain, la conscience malheureuse de sa déconfiture rend le bonhomme presque touchant et donne à penser. George Dandin, une pièce acide? Sans doute. Mais une acidité tempérée par une pastorale chantée et dansée qui, à la création, enveloppait la comédie de ses douceurs bucoliques:c'était à Versailles, en juillet 1668, dans le cadre d'une fête somptueuse. Le classicisme français ne redoutait pas les contrastes...